CHAPITRE 12
Au terme de l’après-midi, Ki n’aurait su dire si elle devenait folle où si c’était le reste du monde qui l’était.
Cabri demeurait à l’intérieur du chariot. Elle l’avait convaincu que laisser Vandien le voir revenait à commettre un suicide. Il n’avait pas douté de l’animosité de Vandien ; le plus difficile avait été de le convaincre qu’elle ne pourrait ni n’essayerait d’arrêter Vandien. Le garçon avait réagi avec une colère farouche.
— J’ai vu qu’il était en danger et j’ai essayé de l’aider. Je l’ai aidé ! Sans moi, Kellich l’aurait manipulé pour faire cesser le combat ! Et ensuite il l’aurait tué !
— Ils étaient tous les deux prêts à déposer les armes, espèce d’imbécile ! s’était emportée Ki. C’était visible comme le nez au milieu de la figure !
Les yeux de Cabri s’étaient largement écarquillés.
— Je sais ce que j’ai ressenti, lâcha-t-il d’un air distant. Je l’ai senti !
Ses yeux étranges s’étaient brusquement emplis de larmes.
— Et je ne voulais pas voir Vandien mourir !
Il s’était laissé tomber sur le lit, le visage tourné vers le mur. Ki était sortie en secouant la tête. Le garçon était fou.
Il avait dormi dans le chariot, mangé dans le chariot et il voyageait à présent dans son ventre grondant. Ki ne l’avait pas vu ni entendu. Elle avait presque honte de s’en féliciter. Presque.
Mais si Cabri était isolé, Ki l’était également. Elle conduisait. Vandien restait assis. Il était plongé dans un silence qui n’était ni froid ni furieux. Ki lui était indifférente. Tout son esprit semblait occupé par quelque débat intérieur.
Elle l’avait attendu, la nuit précédente. Lorsqu’il était enfin reparu au campement, elle avait été prête à entendre tout ce qu’il pouvait avoir à dire. Mais elle ne s’était pas attendue à ce qu’il se montre si distant. Il n’avait même pas paru remarquer ses quelques tentatives d’entamer une conversation. La nourriture qu’elle avait préparée avait été consommée en silence. Il avait dormi auprès d’elle mais sans aucun contact entre eux, et son sommeil avait été terriblement agité. Elle avait tenté de le secouer pour le réveiller et, comme cela n’avait eu aucun effet, elle avait enlacé son corps en sueur de ses bras pour tenter de le calmer par son étreinte.
Le bras de Vandien, là où Kellich l’avait blessé, était la seule partie de son corps à ne pas être brûlante. Elle l’avait placé entre elle et lui dans l’espoir de le réchauffer. Vandien s’était calmé comme elle l’enlaçait mais, au petit matin, il l’avait réveillée en tremblant et en poussant un cri.
— Tout va bien ? lui avait-elle demandé.
Mais il s’était contenté de la regarder fixement, ses cheveux noirs en bataille, ses yeux injectés de sang.
Elle avait supporté son silence tandis qu’il harnachait les chevaux, l’avait supporté toute la matinée durant. Mais voilà que, pour la quatorzième fois, il venait de pousser un soupir, un soupir qui ne faisait rien pour atténuer la tension qu’elle sentait vibrer en lui.
Elle posa soudainement et fermement sa main sur la cuisse de Vandien, ce qui le fit sursauter.
— Parle-moi, lui lança-t-elle.
Il frissonna et se frotta le visage.
— Parler de quoi ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
— De n’importe quoi.
Elle attendit mais le silence ne fit que durer. Elle s’éclaircit la gorge :
— J’ai suspendu ta rapière. Tu devrais nettoyer et huiler la lame, ce soir.
Il la regarda fixement et ses yeux devinrent plus noirs.
— Ou bien veux-tu que je le fasse pour toi ? demanda-t-elle en insistant volontairement.
— Non. (Il se débattit quelques instants.) Je la nettoierai... bientôt.
— C’était un accident. Tu n’avais pas l’intention de le faire et j’en ai assez de te voir te morfondre à ce sujet.
— Ce n’est pas aussi simple, Ki.
— Et pourquoi non, par la lune ?! S’il était tombé en arrière, tu aurais raté ton coup et tu ne serais pas en train de songer à ton estocade qui aurait frappé le mur. Que la poitrine de ce garçon se soit trouvée devant toi sans protection n’est pas de ton fait...
Vandien ferma les yeux.
— Mais si. Ne vois-tu pas les choses comme je les vois ? Qu’est-ce que j’étais en train de faire ? J’essayais de tuer Kellich, de voir jusqu’où je pouvais pousser mes assauts, jusqu’où il arriverait à dévier ma lame.
Il pressa son bras blessé contre sa poitrine et fit courir ses doigts le long de la balafre.
— Et pourquoi ? Pour l’empêcher de tuer l’un des êtres humains les plus répugnants que j’ai rencontrés de toute ma vie. Je l’ai tué, Ki. Et ça a transformé la vision que j’ai de moi-même.
Ki émit un sifflement irrité.
— Vandien, arrête de te tourmenter de cette façon. Un horrible accident a eu lieu. Il ne t’a pas changé. Tu peux croire quelqu’un qui t’a vu traverser des moments plutôt étranges. Tu es un homme bien. Rien n’a changé.
Le silence consuma ses paroles. Puis Vandien prononça un seul mot :
— Honneur.
— Honneur ? répéta Ki après quelques instants.
— J’ai perdu... de l’honneur.
— Vandien. (La voix de Ki était pragmatique.) Tu n’as rien tenté pour tricher lors de ce duel. Et s’il avait trébuché sur un clou mal enfoncé ? Ne serait-ce pas la même chose ?
— Non. C’est... différent. Malhonnête.
— Malhonnête ! s’exclama Ki. Vandien, je t’ai entendu raconter d’énormes mensonges à des gens qui ne demandaient qu’à les croire. Je t’ai vu sceller des marchés si avantageux que c’était presque du vol. Et je crois me souvenir que c’est ta première tentative de vol de chevaux qui nous a rapprochés...
Elle n’arrivait pas à dissimuler la note d’amusement dans sa voix.
Le visage de Vandien ne s’en fit pas l’écho.
— À armes égales. L’issue étant uniquement déterminée par le talent, marmonna-t-il.
— Quoi ?
Il s’éclaircit la gorge.
— Dans un combat honorable, les gentilshommes se battent à armes égales et le résultat ne dépend que de leur talent. Aucun gentilhomme ne rechercherait ni n’emploierait un avantage déloyal. Un bon épéiste n’en a pas besoin.
— Où as-tu appris ça ? demanda Ki avec curiosité.
— Un vieux maître d’armes m’a rentré tout cela de force dans le crâne, murmura-t-il.
Ki eut un petit reniflement :
— Avec un tel code de conduite, il est étonnant qu’il ait vécu assez longtemps pour devenir vieux.
Le regard qu’il tourna vers elle indiquait qu’il ne percevait aucun humour dans son commentaire. Elle changea de sujet.
— Même après le détour de la nuit dernière, nous ne pouvons pas être à plus de deux jours de Passerive, dit-elle. Ensuite nous atteindrons Villena, et puis...
Des bruits de sabots.
Elle lui mit les rênes entre les mains et se redressa pour jeter un coup d’œil par-dessus le toit du chariot. L’infortune chevauchait six chevaux noirs dont les sabots rouges luisaient sous le soleil.
Elle se laissa retomber sur son siège.
— Patrouille. Six Brurjans.
Pour la première fois depuis le combat dans l’auberge, elle perçut un éclair dans les yeux de Vandien.
— On ne peut pas les distancer, dit-il. On joue les innocents ou on se bat ?
— Les innocents, répondit Ki avec lenteur. On se battra si on y est obligés. Tu veux ta rapière ?
— Ils portent des armures ?
— Légères. Du cuir, essentiellement... Je n’ai pas bien vu.
— Des poignards, dans ce cas. Si nous avons l’air d’être trop prêts à les accueillir, ils ne croiront jamais que nous sommes innocents.
— Exact.
C’était une comédie, une manière de prétendre que la situation n’était pas désespérée et qu’ils avaient une chance de s’en sortir si un combat devait avoir lieu. Ki reprit les rênes. Six Brurjans, armés, en armure légère et sur des chevaux de guerre. Si elle en abattait un et que Vandien en tuait un...
— Il n’y en aura que quatre pour nous tuer, indiqua Vandien.
— Je vis avec toi depuis trop longtemps, marmonna Ki.
Elle se força à tenir les rênes d’une main ferme. Les bruits de sabots étaient tout près, à présent. Sigurd releva la tête et lança un hennissement soudain.
— Calme, chuchota Ki pour elle-même autant que pour l’attelage.
Elle les maintint au pas.
Les Brurjans fondirent sur eux comme un vent plein de poussière, tourbillonnant autour du chariot, poussant les hongres gris à se cabrer en montrant les dents.
— Arrêtez-vous ! ordonna l’un d’eux.
Sa fourrure noire était émaillée de touffes grises. Son harnais, comme celui de son cheval, était peint en rouge et bordé d’argent. Ses dents de combat avaient poussé au point qu’il ne pouvait plus refermer sa bouche par-dessus.
— Oh, merde, souffla Vandien.
Aucun Brurjan ne devenait vieux en se comportant honorablement. Ki arrêta l’attelage. Elle et Vandien restèrent assis silencieusement, contemplant le cercle de cavaliers.
— Kirilikin ?
Le vieux Brurjan grisonnant ne s’adressait pas à eux.
L’un de ses hommes se rapprocha pour examiner Vandien. Il haussa ses épaules massives et brunes dans un mouvement étrangement humain sous le cuir renforcé de laiton.
— C’est sûrement lui, grogna-t-il. Il a la cicatrice.
— Amène-le. (La créature grisonnante fit tournoyer sa monture.) Le duc veut qu’il soit tué sur la place du village.
Kirilikin se pencha pour agripper le col de Vandien mais celui-ci était déjà en mouvement. Il se lança vers le Brurjan, utilisant l’élan de son corps tout entier pour planter son poignard au travers du cuir plus fin et plus flexible qui protégeait la gorge de Kirilikin. Un grand jet sanglant accompagna le mouvement de la lame lorsqu’il la ressortit et Kirilikin porta ses mains à sa gorge, l’air stupéfait. Le tout avait eu lieu en l’espace d’un battement de cœur.
Ki fit claquer les rênes sur la croupe des hongres gris et les grands chevaux s’élancèrent vers les chevaux noirs tout aussi massifs qui leur bloquaient le chemin, mais sans réussir à passer. Un Brurjan à la fourrure noire se pencha pardessus sa monture pour agripper les rênes. La lame courte de Ki lui ouvrit le bras jusqu’à l’os. Il rugit de colère et sa crête se redressa tandis que sa mâchoire s’ouvrait en grand pour exposer ses dents de combat. Mais il se recula, temporairement hors de combat.
Leurs chances de l’emporter ne montèrent pas plus haut.
Ki ne sut jamais comment Vandien avait été jeté au sol, mais il s’y retrouva avant elle, car elle atterrit sur lui avant de rouler sur sa mauvaise épaule et de sentir se réveiller sa vieille blessure. Elle entreprit de se relever mais quelque chose la frappa au creux des reins et elle s’affala tête la première dans la poussière. Elle eut l’impression d’être un crabe sur lequel on venait de marcher. La douleur occupa toute sa conscience, tandis que son corps lui hurlait de rester immobile, qu’elle était en train de mourir. Vandien fut agrippé et remis de force sur ses pieds. Elle entendit un rugissement qui se termina par un glapissement, puis des moqueries grossières suivies par le son bref et terrible de la chair que l’on frappe violemment. Elle releva la tête.
Vandien avait frappé de nouveau, mais il venait d’en payer le prix. Une Brurjan était accroupie sur la route, ses mains aux griffes noires plaquées contre son ventre. Quelque chose de rouge s’écoulait entre ses doigts courts et elle jurait tandis que deux de ses compagnons assis sur leurs montures pointaient du doigt en riant les entrailles visibles au travers de sa blessure. Vandien était étendu face contre terre sur la route. Du sang s’écoulait depuis l’arrière de son crâne et le long de son menton. Il ne bougeait plus.
Derrière lui, un Brurjan était descendu de cheval et examinait Kirilikin. Il releva les yeux et eut un haussement d’épaules à l’intention de leur chef avant d’entreprendre de piller minutieusement le cadavre. Un autre avait déjà récupéré son cheval.
Ki laissa sa tête retomber entre ses bras. Ses jambes ne lui appartenaient plus. Elle fixa son regard sur le corps de Vandien allongé sur la route ensoleillée et cette vision se répercuta à travers son âme. Le Brurjan finit de déshabiller le corps de Kirilikin. Il s’avança vers celui de Vandien et le fit rouler d’un coup de botte.
— Il est presque mort.
— Bon sang !
Le leader grisonnant se tourna sur sa selle et décocha brusquement un coup à l’un des hommes derrière lui. Ses griffes laissèrent quatre marques sanglantes sur la joue du garde.
— Ça, c’est pour t’être montré un peu trop prompt à jouer du démi. Les ordres du duc précisent que les duellistes doivent être tués sur la place, pas sur une route où personne ne le verra. Ce genre de choses ruine notre réputation.
Le soldat réprimandé baissa les yeux sur le pommeau de sa selle, les dents à peine exposées. Le leader se tourna vers le Brurjan qui se tenait près de Vandien.
— Amène l’humain quand même. Ce sera mieux que rien.
Le Brurjan accroupi hocha la tête avant d’agripper la chemise de Vandien. Ki vit les traits ensanglantés de Vandien se contracter brièvement.
— Non !
C’était une prière, pas une supplique, mais cela attira l’attention du chef Brurjan. Son regard était sans pitié. Il planta son démi dans la poitrine du soldat qu’il venait de réprimander.
— Seul celui qui s’est battu en duel doit être exécuté publiquement. Mets-la dans le chariot et brûle-moi tout ça.
Puis prends les chevaux avec toi. Ils ont l’air âgés mais ils forment une bonne équipe. Ils nous rapporteront un petit quelque chose.
Le soldat parut mécontent.
— Mais, Vashikii... commença-t-il.
Le chef se pencha pour lui asséner un coup de démi dans les côtes. Il exposa ses énormes crocs de combat et sa crête pointue se dressa tandis qu’il parlait.
— Fais-le, chien. Et si tu rates l’exécution, ce sera de ta faute. Vu comme tu l’as frappé, nous aurons de la chance s’il est encore en vie pour être exécuté. Alors tu vas faire le sale travail ici, Satatavi, et sans te plaindre.
La Brurjan femelle s’écroula soudain sur le flanc. Ses mains retombèrent et ses entrailles se répandirent dans la poussière. Elle n’avait pas émis un son. Vashikii haussa les épaules.
— Satatavi. Mets-la donc dans le chariot, elle aussi, ainsi que Kirilikin. Et rapporte-nous ses affaires et son cheval.
Tout cela semblait venir de très loin. Le rugissement dans les oreilles de Ki était si puissant qu’elle entendait à peine les paroles qu’ils prononçaient. Des mots. Amusant de penser que ces gueules de brutes étaient capables de prononcer des mots, des phrases, d’expulser des pensées au-delà de leurs dents acérées à l’aide de leur langue noire et rouge. C’était aussi improbable que de voir un serpent réciter de la poésie ou un vautour se mettre à chanter. Un Brurjan agrippa la chemise de Vandien de la même manière que Ki aurait pu soulever un sac de farine. Le Brurjan se releva et les pieds de Vandien quittèrent le sol. Il avait l’air petit entre les pattes de la créature, et pourtant il avait réussi à tuer deux d’entre eux avant qu’ils ne puissent l’abattre.
Ki tenta d’ancrer ses pensées dans la réalité mais celles-ci ne cessaient de lui échapper. Il lui restait si peu de temps que rien de tout cela ne comptait plus vraiment. Vandien et elle étaient déjà morts, le chariot déjà un tas de cendres froides. Sigurd et Sigmund tiraient une charrue dans le champ d’un fermier. Elle espérait qu’on prendrait soin d’eux.
— De bons chevaux, murmura-t-elle.
Le corps de Vandien fut déposé à l’arrière du cheval de Kirilikin puis attaché à la selle haute et étroite qui ornait le dos de l’animal. Du sang coulait dans ses cheveux, des gouttes rouges qui viraient au noir en touchant la poussière. Elle n’arrivait pas à détacher son regard de lui. Elle vit son corps tressauter tandis que la corde reliant le cheval à un autre se tendait, vit sa tête se mettre à osciller au rythme de la progression de la troupe qui s’éloignait. Elle continua de regarder dans sa direction au milieu de la poussière jaune soulevée par les sabots écarlates des chevaux.
Puis il disparut derrière le chariot. Ki entendit Satatavi grogner en soulevant le corps de Kirilikin par-dessus son épaule avant de le porter à pas lourds en direction du chariot. La bouche de Ki s’emplit d’un goût de cuivre et le rugissement dans ses oreilles se fit plus fort. Indépendamment de sa volonté, ses mains se mirent à tâtonner dans la poussière et se refermèrent une nouvelle fois sur son poignard de ceinture.
Ils n’avaient pas pris la peine de désarmer les humains après les avoir jetés au sol. Vandien leur avait déjà montré que c’était une erreur. Elle allait appuyer sa démonstration. Son dos lui donnait l’impression d’avoir été tranché en deux. Ses jambes ne répondaient que faiblement. Elle n’allait pas se relever d’un bond. Non. En se concentrant, elle commença à ramener l’une de ses jambes sous elle.
— De l’or.
La voix de Cabri était douce mais claire. Satatavi laissa tomber le corps de Kirilikin et défit la lanière qui maintenait son démi attaché à son harnais de combat. Puis il se redressa en fixant le garçon, la bouche entrouverte comme pour manifester sa surprise.
Ki se sentit soudain plus faible que jamais. Le chant des insectes, déjà très présent, s’était brutalement déplacé jusqu’à l’intérieur de son crâne, et la journée lui parut plus chaude, plus indolente. Ses paupières étaient lourdes et elle avait du mal à penser à quoi que ce soit à l’exception de la voix de Cabri.
— Nous avons de l’or. Et nous vous le donnerons, si vous nous laissez partir. Tout cet or que vous n’aurez à partager avec personne...
Satatavi demeurait immobile, les yeux fixés sur le garçon qui s’était matérialisé dans l’encadrement de la porte du chariot. Les yeux jaunes de Cabri rencontrèrent les pupilles noires du Brurjan.
— De l’or, murmura-t-il de nouveau d’une voix charmeuse. Vous n’avez qu’à prendre l’or et vous en aller. Leur dire que vous avez fait ce qui vous était demandé.
La langue étroite du Brurjan jaillit entre ses dents pour humecter ses lèvres. Il chancela légèrement, puis ses yeux s’étrécirent brusquement.
— Non ! lança-t-il d’une voix épaisse. Je vais prendre l’or, puis je brûlerai le chariot ! Pas de raison de ne faire que l’un ou l’autre.
En deux enjambées, il avait agrippé le garçon et approchait ses crocs à quelques centimètres du visage de Cabri.
— Où est l’or ? demanda-t-il d’une voix gutturale.
Paniqué, Cabri se débattait entre ses griffes en essayant de s’éloigner des dents acérées et du souffle fétide qui lui brûlait le visage.
— Je ne sais pas !
Le Brurjan projeta le garçon par-dessus son épaule comme s’il ne s’agissait que d’une poupée de chiffon. Cabri s’étala violemment à terre et resta étendu au sol. Ki regarda le Brurjan pénétrer dans le chariot. Un instant plus tard elle entendit des bruits de vaisselle brisée et de bois arraché comme il entreprenait de fouiller les lieux. Cela ne lui prendrait pas longtemps. Le petit placard installé sous le matelas n’était ni très petit ni très secret. Des objets commencèrent à jaillir hors du chariot pour retomber tout autour de Cabri. Le tonneau se fendit en frappant le sol, suivi par une pluie de haricots séchés, tandis que le Brurjan secouait le sac à la recherche du trésor caché. Cabri leva la tête pour regarder Ki.
— Dites-moi quoi faire, la supplia-t-il.
Elle ramena son deuxième genou sous elle et poussa lentement sur le sol. La douleur l’envahit, l’impression d’agoniser, et elle sentit ses forces la quitter. Elle tenta de fixer son esprit ailleurs, d’invoquer la colère causée par le pillage de sa maison, de faire jaillir en elle le désir de tuer le Brurjan qui avait envoyé Vandien à la mort.
Mais elle ne songeait qu’à la bêtise de la créature. Vashikii n’aurait jamais laissé deux ennemis en vie tandis qu’il cherchait le butin. Il aurait méthodiquement éliminé tout danger avant de piller le chariot. Il aurait attaché le cheval de guerre noir, qui s’agita nerveusement dans la poussière comme une pelletée d’édredons jaillissait hors du chariot. Vashikii avait vécu longtemps et ses crocs étaient devenus épais et jaunes parce qu’il n’avait jamais pris de risques. Tout comme Ki se promit de vivre un peu plus longtemps que le Brurjan qui avait tué son ami. Elle s’appuya contre le flanc du chariot, haletant silencieusement, pour l’attendre. Cabri avait trouvé le poignard de Vandien. Il le ramassa, releva les yeux vers Ki, et entreprit de contourner le chariot par l’arrière.
Il ne fallut pas longtemps. Elle entendit un soupir de satisfaction étouffé, suivi du léger cliquetis des pièces d’or frottant les unes contre les autres tandis qu’il soulevait le sac, petit mais bien rempli. Le bois du plancher grinçait sous son poids. Il était plus lourd que deux humains, et trop grand. Le chariot n’avait pas été conçu pour un être tel que lui. Il dut se pencher pour sortir et ses mâchoires se présentèrent les premières tandis qu’il se penchait en avant, sa gorge exposée et sans protection comme il clignait une fois des yeux face au soleil.
La lame de Ki réverbéra brièvement ces mêmes rayons de soleil, après quoi il n’y eut plus que le petit manche de bois noirci dépassant de sa gorge. Un cri sortit à gros bouillons de sa gorge, au milieu d’éclaboussures écarlates, et il frappa sauvagement Ki. La lame s’était enfoncée dans la grosse artère située sur le côté de la gorge du Brurjan et ils savaient tous les deux qu’il était condamné.
Son coup atteignit Ki à la tempe et elle s’écroula, avant de se relever difficilement pour tenter de se mettre hors de sa portée. Il leva une main et arracha le poignard de sa gorge. Puis il s’avança vers elle. Ils savaient tous les deux qu’elle mourrait avec lui. Elle était allongée à plat ventre sur le sol, fixant sur lui des yeux verts de lézard.
Cabri bondit depuis le toit du chariot. Son poids fit chanceler le Brurjan, mais la créature ne tomba pas. Le poignard de Cabri s’abattit, frappant le harnais de cuir du Brurjan et infligeant une mince estafilade avant qu’un bras poilu n’envoie le garçon rouler au sol. Mais le délai avait été suffisant. Le Brurjan s’écroula à genoux aux côtés du garçon, puis lui retomba dessus, tandis que ce qui restait de son sang éclaboussait la poitrine de Cabri. Celui-ci se mit à trembler, puis s’immobilisa.
Ki laissa sa tête retomber entre ses bras. Du sang, de la poussière, et la mort. Elle avait tué de nouveau, pris la vie d’un autre être doué d’intelligence, alors qu’elle avait fait le serment de n’en plus jamais rien faire. Elle se sentit brièvement affligée à l’idée qu’elle n’éprouvait aucun remord. Seulement de la surprise en constatant combien cela avait été facile. Combien il était simple de tuer lorsqu’on avait une raison de le faire. Puis le jour devint gris et elle s’abandonna à cette douce grisaille.
— Vandien, souffla-t-elle sur la route, en goûtant de la poussière en même temps que son nom.
Le son de sa propre voix la réveilla. Depuis combien de temps était-elle étendue là, depuis combien de temps avait-il disparu ? Elle savait qu’il était déjà mort, mais quelque chose en elle réclamait de voir le corps et de toucher son immobilité définitive. Ce fut cette part la moins logique d’elle-même qui fit se redresser son corps. Elle se remit maladroitement en position debout. Cette partie émotionnelle, devenue plus forte qu’elle n’avait jamais voulu l’admettre.
— Il est mort.
C’était la voix de Cabri, pleine d’effroi, provenant de sous le cadavre.
— Peut-être pas, coassa-t-elle.
Mais sa gorge se serrait déjà de chagrin.
— Non, chuchota Cabri.
Ses mains étroites se redressèrent lentement pour agripper sa propre gorge, tandis qu’il fixait le Brurjan étendu sur lui. Ses yeux jaunes semblèrent tournoyer en étincelant comme ceux d’une Harpie.
— Je l’ai senti partir. Ce n’était pas du tout comme un animal... un moment il était là, à souhaiter votre mort, et puis l’instant d’après il était... plus grand. Et il a continué à grandir, grandir, au-dessus de vous, prêt à vous faire disparaître comme une main qui se referme sur la flamme d’une bougie. Et puis... (La voix de Cabri se fit plus basse encore.) Et puis il est parti ailleurs. Et j’ai bien failli l’y suivre !
Le garçon se mit à trembler, claquant des dents sous l’effet de la peur :
— J’ai failli l’y suivre !
Paniqué, il s’extirpa de sous le corps du Brurjan avant de ramper vers Ki, comme si le fait de se relever était au-dessus de ses forces. Il s’assit quelques instants à ses pieds, en relevant les yeux vers elle. Puis, brusquement, il lui enlaça les genoux, enfouissant son visage dans ses jupes et secouant Ki par la violence de ses tremblements.
— Oh, Ki ! C’est ce que Vandien a ressenti en tuant Kellich. C’était trop grand trop réel !
Il s’accrochait à elle en pleurant comme aurait pu le faire un enfant nettement plus jeune. Elle se retrouva à lui tapoter les épaules en lui affirmant que tout irait bien, bien, très bien.
Un long moment passa lentement tandis qu’elle demeurait debout, sur place. Enfin, les tremblements du garçon diminuèrent et il s’écarta lentement d’elle. Il avait un air affreux, comme s’il se remettait péniblement d’une grave maladie. Elle écarta les mèches de cheveux qui lui retombaient sur le visage. Il leva les yeux vers elle et elle baissa le regard sur lui. Purifié. Sanctifié. Quelque chose. Comme du métal sortant purifié des flammes.
— J’ai tué les Tamshins. Lorsque j’ai parlé d’eux aux Brurjans. Et j’ai tué Kellich. Mais Kellich est parti en me haïssant et lorsqu’il a disparu, c’était comme si une douleur dans mon esprit s’était arrêtée. Alors je m’en moquais. Parce que je ne comprenais pas vraiment...
Il cherchait ses mots, en vain. La compréhension sur son visage était plus terrible que n’importe quel chagrin. Ki sentit qu’elle surpassait ce qu’elle-même avait compris de ce qui s’était passé.
— Cabri. Tout va bien se passer, articula-t-elle.
Elle mentait mais elle savait devoir dire quelque chose au garçon. Il n’était pas normal qu’un enfant soit rempli du sentiment qui possédait actuellement ce gamin. Mais il secoua la tête, refusant le réconfort feint qu’elle lui proposait.
— Ki, nous devons les suivre. Suivre Vandien. Et nous devons faire vite.
— Oui, dit-elle à mi-voix.
Le garçon se releva d’un bond et s’élança vers le chariot avant de s’arrêter.
— Que fait-on pour eux ?
Elle baissa les yeux vers les corps étendus par terre. Des mouches se rassemblaient déjà.
— Laissons-les, suggéra-t-elle.
— Et le cheval ?
— Il finira par retourner à l’endroit où se trouve leur écurie habituelle. De toute façon, il ne nous laissera pas l’approcher.
— Est-ce qu’on devrait essayer de... les couvrir, ou quoi ?
— Non. Je suis trop fatiguée pour m’en soucier. Et eux sont trop morts. Cela n’a pas vraiment d’importance, Cabri. Quoi que nous puissions faire pour eux, ils resteront morts.
Elle marqua une pause pour inspirer. Si elle fermait les yeux, la douleur dans son dos se faisait rouge et prenait le pas sur toutes les autres pensées. Elle tenta de remettre un peu d’ordre dans son esprit.
— Cabri. Je ne peux pas. Tu vas devoir trier les choses. Tout ce qui peut encore servir, remets-le dans le chariot.
Elle baissa de nouveau les yeux sur le corps du Brurjan.
— Rien qui ne soit taché de sang, ajouta-t-elle à mi-voix.
Cabri hocha silencieusement la tête, les yeux toujours emplis de douleur.
Elle remonta péniblement sur le siège. Elle s’assit prudemment et reprit les rênes. La douleur dans son dos était une chose vivante qui sapait sa force et son énergie.
Cabri s’installa à ses côtés. Il lui prit gentiment les rênes des mains.
— Je crois que c’est enfin mon tour de conduire, dit-il.
Elle opina du chef, s’appuya en arrière contre le dossier du siège et sentit le monde se dissoudre au milieu de bleus et de noirs profonds qui l’entouraient. Le chariot démarra avec un à-coup qui lui donna la nausée et elle s’aperçut qu’elle était tout juste capable de se cramponner au siège pour se laisser emporter.
De la viande en train de cuire. L’odeur la narguait. Je ne mange plus de viande, se rappela Ki. Je suis trop liée aux êtres doués de mouvement pour me nourrir de leur chair.
Mais cela lui fit soudain l’effet d’une résolution idiote, un fantasme d’enfant que de penser qu’en s’abstenant de manger de la viande, elle pourrait briser le cycle consistant à manger et à être mangé. Mais il continuait, avec ou sans elle. Elle avait tué aujourd’hui et elle n’avait pas eu besoin de dévorer la chair de Satatavi pour faire de lui sa proie. Elle s’aperçut soudain que manger de la viande ou ne pas en manger ne changeait rien. Elle ne pouvait pas s’abstenir d’être humaine ni dénier la position qu’occupaient les humains dans la lente roue de la vie. Elle avait arrêté de manger de la viande. Cela ne signifiait rien. Si elle décidait de marcher les yeux fermés, est-ce que les couleurs disparaîtraient du monde ?
Ses yeux étaient fermés et ce, depuis un long moment. Elle les ouvrit lentement. C’était le soir, les rideaux de la nuit oscillaient au-dessus du monde avant de se refermer complètement. Une colonne de fumée le long de la route rendait la lumière plus diffuse et lui piquait les yeux. De la viande en train de brûler. Et des chevaux. Et du sang, récemment versé dans la poussière.
Les yeux de Cabri étaient fixés sur la route et il tenait les rênes avec autant de précaution que si elles avaient été faites de gaze. Elle suivit son regard jusqu’à l’endroit où une faible lueur rougeâtre témoignait d’un feu au bord de la route. Ni l’un ni l’autre ne prononcèrent un mot tandis qu’ils se rapprochaient. Tous deux sentaient que quelque chose d’important allait être révélé. Tous deux étaient trop épuisés pour deviner de quoi il s’agissait ou pour avoir hâte de le savoir.
La scène qui se révéla à leurs yeux était comme le reflet sinistre d’un tableau précédent, celui des Tamshins éparpillés au sol sous le soleil brûlant. La toile de fond était composée du ciel en train de s’assombrir et des premières lueurs d’étoiles, à laquelle s’ajoutait l’éclat rubicond du feu sur les formes immobiles. Les corps renversés des quatre Brurjans avaient été dépouillés de leurs harnais et de leurs armures avant d’être ignominieusement empilés sur le côté de la route. Leur équipement se consumait avec les corps de ceux qui étaient tombés en les abattant. Le feu brûlait avec l’éclat de l’huile renversée et la ténacité du petit-bois empilé. Personne ne pourrait jamais identifier ceux qui étaient morts en tuant les gardes brurjans. Chevaux et armes avaient été emportés.
Ki mit lentement pied à terre et s’avança vers les flammes. Les Brurjans, remarqua-t-elle, avaient été tués de façon à s’assurer de leur mort sans aucun doute possible. La poitrine de l’un d’eux avait été poignardée tant de fois que l’on apercevait l’éclat jaune de ses côtes à travers la chair déchiquetée. De larges orifices rouges s’ouvraient à l’endroit où les crocs de Vashikii avaient été arrachés. La sauvagerie de tels actes témoignait d’une haine à laquelle Ki n’avait pas envie de songer.
Elle se rapprocha du feu en plissant le nez face à la puanteur. Elle n’avait pas envie d’aller voir mais s’y sentait obligée. La chaleur lui brûlait le visage et elle savait que ses cheveux seraient imprégnés de l’odeur, cette nuit. Mais elle fit lentement le tour du foyer en essayant de discerner le cœur des flammes. Il ne restait pas grand-chose, seulement les contours imprécis de deux, peut-être trois corps. L’un d’eux était clairement trop grand ; un autre portait des sandales dont les lanières de cuir étaient clairement visibles contre sa peau. Le troisième se trouvait sous les deux autres, face contre terre. On n’en distinguait rien, si ce n’était qu’il s’agissait d’un humain. Elle contempla le corps en train de rôtir. À peu près de la bonne taille, à peu près de la bonne carrure... Elle s’agenouilla près du feu, les yeux fixés sur lui, dans l’espoir de découvrir quelque preuve affreuse qui lui prouverait qu’elle avait tort. Cabri ne disait rien. Elle demeura agenouillée jusqu’à ce que son visage lui donne l’impression d’être entièrement brûlé par la proximité des flammes et que la puanteur devienne insupportable à ses narines. Elle savait, mais elle voulait nier.
Quelque chose s’enfonçait dans son genou. Elle bougea la jambe et baissa les yeux. Les flammes perdirent toute chaleur, son corps devint glacé. Un bouton en corne. Elle s’était agenouillée dessus et il s’était enfoncé dans sa jambe. Il était toujours cousu à la manche calcinée qui constituait le seul et unique reste d’une chemise couleur crème. Un tissu d’une très bonne qualité. Tissée par les Kerugi aux doigts minuscules, cette chemise lui avait coûté une petite fortune, mais elle avait adoré le contact de son tissu contre ses mains lorsque la chaleur du corps de Vandien passait au travers et qu’elle suivait du doigt les contours de son dos en dessous.
— Vandien, dit-elle calmement.
— C’était un guerrier rebelle, la contredit Cabri. Ils brûlent toujours les corps de leurs morts. Depuis que le duc a ordonné que des corps soient exhumés et les a fait crucifier... les corps, et toute leur famille. Parce que les corps montraient des traces d’armes brurjans et qu’il savait qu’ils s’étaient opposés à ses gardes brurjans.
Cabri parlait de manière précipitée, désordonnée. Ki s’écarta du feu et le regarda. Il tenait ses bras croisés serrés contre son corps, comme s’il mourait de froid. Ses yeux étaient largement écarquillés. Elle songea qu’il donnait l’impression d’avoir tout perdu.
Étrange, la façon dont il ressentait les choses alors qu’elle en ressentait si peu.
— Ne croyez pas qu’il soit mort, insista-t-il. Ne croyez pas ça. Ce n’est pas lui. Les rebelles n’auraient pas brûlé son corps. Ils l’auraient jeté avec les Brurjans. Vandien n’était pas un des leurs, ils se moqueraient bien de ce qui pourrait arriver à son corps ou à sa famille. Ils ne se préoccupent que des leurs.
— C’est sa chemise.
La voix de Ki s’était brisée sur le mot.
— Mais ce n’est pas lui, répondit Cabri d’un air désespéré.
— Alors où est-il ? demanda Ki à la nuit.
Les ténèbres se refermaient sur le feu et emplissaient les yeux des cadavres gonflés.
— Il était presque mort lorsque les Brurjans l’ont pris. Ce serait un petit miracle qu’il ait survécu jusqu’ici en étant secoué comme il l’était. Mais si c’est bien le cas, où est-il ? Que feraient les rebelles d’un inconnu blessé, d’une victime qui ne ferait que les ralentir ?
Cabri détourna le regard. Quelque chose dans sa posture incita Ki à reposer la question :
— Que voudraient-ils à un étranger blessé à mort ?
— Vandien n’est pas un étranger blessé à leurs yeux, déclara Cabri avec hésitation. C’est l’homme qui a tué Kellich. L’homme après lequel ils en avaient probablement. Celui qui a fait échouer leur plan pour assassiner le duc.